Paris le 3 juillet 1852.
Monseigneur,
Pénétré par la haute pensée
qui vous a fait décréter l’évacuation des bagnes, je viens vous rendre compte
des premiers résultats de cette grande mesure.
Un des trois foyers de
contagion criminelle, entretenus
depuis tant d’années dans nos ports militaires, est aujourd’hui éteint.
Le bagne de Rochefort
n’existe plus, il vient d’être fermé pour jamais.
Assurément Monseigneur,
s’il ne se fut agi que de transporter dans des régions lointaines quelques
milliers de forçats, l’activité de notre marine n’eût pas été au dessous de
sa tâche, et depuis longtemps déjà, vos desseins seraient accomplis.
Mais, vous le savez,
l’évacuation des bagnes s’est associé dans votre esprit à une entreprise plus
grande encore, celle de la colonisation de la Guyane française.
Cette colonie profondément
ébranlée par l’émancipation soudaine des esclaves, abandonnée depuis quatre
ans par la majeure partie de ses habitants, ne présente plus aujourd’hui
qu’un fertile désert où la Providence a déposé le germe des plus riches
productions des deux mondes, mais qui n’offre en ce moment que des
établissements en ruines et des champs sans culture.
Il fallait préparer des
abris, des vêtements, des vivres, des moyens d’hygiène, de salubrité, de
police, de surveillance. Il fallait surtout éviter les encombrements d’émigrants,
si dangereux dans les régions équatoriales, sous un climat humide et chaud.
Il fallait enfin organiser le garde des condamnés et jeter de longue main les
premiers fondements d’une vaste institution pénitentiaire et coloniale.
La politique, la prévoyance,
l’humanité exigeaient donc beaucoup de circonspection , d’ordre et de méthode
dans la réalisation de vos vues.
Les nouvelles que j’ai
successivement reçues de la Guyane ont complètement répondu à votre attente.
Les baraquements en bois,
si rapidement construits à Bordeaux, sont arrivés à l’époque que j’avais
fixée et ont été montés avec un entier succès, sur les îles du Salut.
Les renforts d’infanterie
de marine et de gendarmerie que j’avais dirigés sur la Guyane ont accompli
leur traversée sans le moindre incident : Les bâtiments légers à vapeur
que je destinais au service local, les vivres, les médicaments, les
instruments de travail sont déjà depuis longtemps à la disposition de
l’autorité supérieure de la colonie.
Dans ces conditions, et
avec ces garanties, et après avoir pris toutes les précautions j’ai ordonné
le départ de l’Allier.
Cette corvette de charge,
montée par un vigoureux équipage, protégée par un nombre suffisant de
gendarmes et de fantassins de marine, a quitté Brest le 31 mars. M. Sarda
Garriga, commissaire extraordinaire, de la Guyane, accompagné d’un
respectable aumônier, a pris passage sur l’Allier.
Ce premier convoi, composé
de 311 forçats choisis dans les bagnes de Rochefort et de Brest, parmi les
hommes de professions les plus utiles, est arrivé le 12 mai en vue des îles
du Salut.
J’ai eu soin de placer
sous vos yeux le rapport qui m’a été adressé , par M. Sarda Garriga. La
traversée s’est accomplie dans les conditions les plus heureuses. Une
transformation inespérée s’est opérée dans le moral des déportés.
Aucun acte d’indiscipline
ne m’a été signalé. Relevés à leurs propres yeux par le changement de leur
état, par la perspective d’un autre avenir, et provoqués incessamment à des idées meilleures par les exemples et
les conseils de la religion, ils ont dès leur arrivée, demandé du travail à
titre de faveur.
Un mois après le départ de
l’Allier, la frégate la Forte a été expédiée de Brest,
emportant avec elle 399 déportés, savoir : 386 forçats ou repris de
justice, et 13 condamnés politique.
Cette frégate était en vue
de la Guyane le 20 mai, après une traversée très rapide, accomplie sans
incident.
Trent quatre jours après,
la frégate l’Erigone a quitté le port de Brest avec 399 autres
déportés, dont 255 forçats ou repris de justice, et 144 condamnés politiques ayant passé devant le
conseil de guerre.
Le vaisseau le Duguesclin,
qui, depuis six mois, a rendu à Brest de si utiles services, comme dépôt
provisoire, et dont le commandant s’est signalé par beaucoup de fermeté et de
sollicitude, vient de recevoir l’ordre de prendre la mer avec 500 déportés.
Ce quatrième convoi comprendra sans la même proportion que les précédents,
des forçats, des repris de justice et des condamnés par les conseils de
guerre.
Ces convois successifs ont
emporté, en totalité, 1609 individus. La majeure partie a été extraite du
bagne de Rochefort, où il ne reste en ce moment, que 3 forçats malades
incurables qui vont être remis à l’autorité civile.
Je m’occupe maintenant,
d’après vos ordres, de préparer un convoi nouveau de 400 forçats, qui seront
exclusivement extraits du bagne de Toulon.
Ce convoi aura le double
avantage de dégager le trop plein qui se produit à Toulon, et de calmer
l’espèce de fermentation qu’entretient dans le bagne l’ajournement, jusqu’à
ce jour nécessaire, de toute mesure de déportation.
C’est ainsi, Monseigneur,
que, conformément à vos décisions, nous aurons, dans l’espace de huit mois,
accompli la transportation de 2000 individus, et fourni à la Guyane française
un contingent déjà assez considérable de bras destinés à la féconder.
La prudence nous commande
de ne pas dépasser cette mesure pou la première année. Je me permets donc,
Monseigneur, de vous proposer de borner vos expéditions à celles dont je
viens d’avoir l’honneur de vous entretenir, à moins que des circonstances
tout à fait exceptionnelles et les rapports ultérieurs du commissaire général
de la Guyane ne nous montrent que nous pouvons être plus hardis sans
témérité.
Je ne terminerai pas ce
rapport, Monseigneur, sans arrêter votre attention sur les services que la
flotte a su vous rendre depuis quelques mois.
Malgré les charges
extraordinaires qui pesaient sur elle, elle a maintenu ses dépenses dans les
limites de vos prévisions. Non seulement elle a pourvu à tous les besoins de
la déportation à la Guyane par l’armement de l’Allier, de la Forte,
de l’Erigone, du Duguesclin, mais encore le Généreux, l’Isly,
le Mogador, le Christophe Colomb, l’Asmodée, le Bertholet,
le Colbert, l’Eclaireur, le Requin, le Grondeur,
n’ont pas cessé de concourir, par une activité constante, à l’exécution de
cette autre mesure politique qui a fait désigner pour séjour aux hommes les
plus compromis dans les traînes ou dans les menées démagogiques certains
lieux de notre colonies Africaine.
Sur tous les points,
quelle que fut la difficulté de leur tâche, les officiers et les équipages
ont fait leur devoir avec fermeté et humanité. Ce ne sera pas à vos yeux, un
des moindres mérites de notre marine militaire, que d‘avoir si utilement
contribué, suivant vos nobles expressions, à rassurer les bons et intimider
les méchants.
Je vous propose, Monseigneur,
de consacrer l’évacuation du bagne de Rochefort par une cérémonie religieuse
et par une salve, dans ce port, de vingt et un coups de canon.
Ch. Ducos
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