Cayenne le 1er Mars 1873
Mes chers parents,
Qu’il serait dur le coeur d’un fils qui n’éprouverait
aucune joie à la réception d’une lettre comme la vôtre car je ne peux vous
exprimer toute la joie que j’ai eu encore de plus si je pouvais vous
l’exprimer de vive voix, mais je n’ose vous en parler car la distance qui
nous sépare est si grande et le temps qui doit s’écouler avant que nous
puissions nous revoir est aussi long que je craindrais de ne pouvoir franchir
l’espace et voir s’écouler le temps
Cependant voila déjà 32 mois sur 60 mais ce n’est
pas encore grand chose car le temps est mauvais comme je vous le raconterai.
Mes chers parents je vous dirai que nous avons passé un triste moment depuis
que nous sommes venus des îles du Salut, on était à peine parti des îles
qu’une grande épidémie s’y est déclarée. En 3 semaines, sur 80 hommes, il y
en a eu 25 de morts vous pouvez penser toutes les précautions qu’il a fallu
prendre pour ne pas amener la peste à Cayenne et malgré tout, nous avons
perdu quelques hommes de la fièvre jaune ; je vous réponds que ça a été
triste quand le transport qui est venu au mois de janvier est passé et qu’il
n’a pas pu s’approcher et sans ça il y aurait 300 hommes qui seraient relevés
qui ne le sont pas, mais à présent que ça va un peu mieux j’espère qu’on nous
enverra des hommes et que nous aurons trois compagnies de relevées, pour moi
je ne m’en inquiète guère, car ce n’est pas encore mon affaire mais tout ce
que j’ai à vous dire que tout ce que je viens de vous raconter ne me fait
aucun effet, je me pensais qu’il ne mourait jamais que le plus malade ;
cependant nous sommes venus des îles à bord de la Topaze qui a eu la maladie
à bord deux jours après que nous avons eu débarqué elle a été mise en
quarantaine et sur 15 hommes de son équipage et il en est mort 6 dans la
semaine par bonheur que nous n’avions ramassé aucun mal nous n’avons perdu
qu’un homme de cette maladie, je vous réponds que j’ai fait tout ce que j’ai
pu pour ne pas boire de l’eau qui nous était défendue.
J’avais été heureux que j’avais reçu les deux francs
que vous m’avez envoyés sans cela j’aurai rudement souffert et si vous saviez
comme l’on est nourri ça vous pourrait faire peur voila plus de trois mois
que nous mangeons que des haricots blancs et un petit bout de fromage
d’environ 20 grammes.
Vous pensez ce que doivent être des haricots qui
sont cuits simplement à l’eau, si je ne pouvais me procurer quelque autre
chose je ne pourrais plus vivre je vous prie donc sans vous gêner que quand
vous pourrez m’envoyer quelque argent pour me servir dans ce pays sauvage
vous me rendrez un grand service, croyez que pendant que vous couchez dans
votre lit moi je ruine ma santé pour toute ma vie à coucher sur la
planche et à respirer l’air impur de la colonie.
Quand vous me récrirez dites moi combien vous avez
payé le port de la première lettre que je vous avais écrite en arrivant ici
qui était non affranchie. Je n’écris qu’à vous car mes moyens ne me
permettent pas d’affranchir tous les mois deux ou trois lettres. Je connais
le dire des gens qui ne savent pas ce que c’est que les colonies, ils disent
que l’on a de l’argent à volonté et je vous réponds que l’on est beaucoup
plus mal qu’en France, je vous l’assure je vous réponds que l’on perd bien
son ventre ici tout ce que je souhaite à Eugène qu’il n’y mette jamais les
pieds : on m’a appris qu’il voulait apprendre l’état de menuisier dites
moi si vous consentiez à rester tous seuls, au moins je voudrais être auprès
de vous pour vous soulager si lui venait à vous abandonner, réponse
comme d’habitude, apprenez moi les travaux qui s’exécutent à Bellegarde.
Je fini en vous embrassant comme je vous aime c’est
à vous dire du plus profond de mon coeur je suis pour la vie votre fils et ton
frère qui ne vous oubliera jamais.
BORNARD
Emile
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